D’un spectateur attentif, chaleureux et qui écrit drôlement bien !

Ouaouh !

Je vous copie là un extrait d’un mail reçu ces jours-ci. Il concerne le concert donné il y a deux mois à l’auditorium de la maison de la radio. La relecture de ces mots m’émeut presque plus encore que la première fois…

“Voici quelques semaines que je réécoute en boucle l’enregistrement du concert des 70 ans de la Maîtrise de Radio France. J’écoute et je réécoute avec l’attention de ceux qui aiment la musique sans rien y connaître et sans rien y comprendre.

Et c’est à cette même incompréhension que je dois sans doute de revenir sans cesse à l’Ariette oubliée n°5. Et plus exactement à cet instant précis où tu poses tes mains sur les touches. Trois notes, deux simples, un accord et une émotion fleuve et puissante, une lave chaude et intime qui jaillit du clavier pour glapir à l’intérieur des cœurs.

Voilà la scène : l’arc de cercle des maîtrisiens est un clavier vivant vêtu de noir et blanc. Alors le chant s’éveille dans la musique de Verlaine, c’est « le piano que baise une main frêle ». Et le chant s’établit, harmonie subtile et langoureuse qui nous enveloppe et nous fait fondre comme le miel fond sur la langue. C’est Verlaine qui ne fait plus qu’un avec le chant, c’est la langue de Verlaine qui se confond avec celle de nos cœurs. Le chant est là, il est parfait, et aucun adjuvent ne semblerait convenir à la sobriété gracieuse de cet instant idéal. Pourtant, c’est précisément cet  instant que choisit le piano pour poser ses trois notes initiatiques. Deux notes simples et un accord, répliquant à l’instant parfait comme un rayon discret réplique à l’arc en ciel. C’est une révélation : le chœur, qui était l’arc de tête, est secrètement rejoint par sa réplique aux accents similaires et aux teintes plus sobres encore. Voilà la scène, elle me saisit, elle se répète en moi et elle ne me quitte pas.

De longs jours durant, je ne suis pas parvenu à m’expliquer pourquoi ces trois notes me submergeaient d’émotion. Comment peut-on décemment chavirer à cause de trois gouttes de musique ?

Longtemps, j’ai mis cette incompréhension sur le dos de mon ignorance en matière musicale. Je ne suis pas musicien, je ne comprends donc rien, le théorème est facile.

Aussi implacable soit-il, ce théorème de l’ignorant n’a pas réussi à effacer en moi le poids de l’émotion, ni son flot de questions.

Souvent, je me suis remis à penser à ces trois notes, à leur contexte et à leur image pour tenter de disséquer ce qui s’y passe. Et peut-être y découvrir l’origine de l’émotion. Une sorte d’opération à cœur ouvert, d’autopsie sans outil, puisque je ne suis pas équipé pour une entreprise aussi délicate.

Ce qui me frappe encore et toujours dans ces trois notes, c’est que leur apparition est si discrète qu’on n’imaginerait pas qu’elles puissent produire un tel chavirage des sens.

Au milieu du chant fluide, sobre harmonie autonome, le piano semble presque s’excuser d’apparaître. Pourtant, c’est bien lui qui confère à l’émotion son point d’orgue.

Tout à coup, c’est en réalité la conversation musicale qui change d’interlocuteur. La langue de Verlaine, qui s’était établie dans le chant doux, glisse jusqu’à la feutrine du clavier et s’échappe des étouffoirs.

C’est la « main frêle » qui baise le piano. Et ce qui s’évapore du clavier pour se suspendre au plafond de l’auditorium, c’est tout simplement cet « air bien vieux, bien faible et bien charmant » qui nous enveloppe après s’être échappé de l’encensoir du piano laqué.

La virtuosité du piano, qui répond à l’appel de ces trois notes, ne se contente pas de faire vivre « cet air bien vieux », elle l’incarne. Posées comme un mot d’excuse, « épeurées quasiment », ces trois notes deviennent la musique dont parle le poème. C’est le « léger bruit d’aile » qui « rôde » sur le grand auditorium de Radio France.

La musique parle d’elle-même à elle-même. Il n’y a plus de prisme, plus de niveaux de langage. La phrase n’est plus écartelée entre le texte et les choristes, ni entre les choristes et le piano. Ne reste plus que la phrase musicale sobrement incarnée.

De ce dénuement simple, de la musique réduite à elle-même, s’éveille un courant à haute tension qui pénètre le coeur sans dérivation. L’incarnation du poème est un accès direct à l’émotion qui défait les chaînes du cœur.

Et nous devons cette alchimie à ta virtuosité de pianiste et à la justesse de la direction du chœur. C’est pourquoi, du fond d’un cœur touché par cette grâce, je tenais à vous adresser, à Marie-Noëlle et à toi, un remerciement aussi sincère qu’ému.”

 

Merci cher spectateur attentif et chaleureux (et qui écrit drôlement bien !) qui a souhaité rester anonyme.

 

 

 

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