Le jeudi, c’est Léonie (10)

Que deviendrait le monde si nous étions humains ?

Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien. La condition essentielle pour être un homme pratique, c’est l’absence de sensibilité. La qualité principale, dans la conduite de la vie, est celle qui mène à l’action, c’est-à-dire la volonté. Or, il est deux choses qui entravent l’action : la sensibilité et la pensée analytique, qui n’est elle-même rien d’autre, en fin de compte, qu’une pensée douée de sensibilité. Toute action, par nature, est la projection de notre personnalité sur le monde extérieur, et comme celui-ci est constitué, pour sa plus grande partie, d’êtres humains, il s’ensuit que cette projection de notre personnalité revient, pour l’essentiel, à nous mettre en travers du chemin de quelqu’un d’autre, à gêner, blesser et écraser les autres, selon notre façon d’agir.

Pour agir, il faut donc que nous ne puissions pas nous représenter aisément la personnalité des autres, leurs joies ou leurs souffrances. Si l’on sympathise, on s’arrête net. L’homme d’action considère le monde extérieur comme formé exclusivement de matière inerte — soit inerte en elle-même, comme une pierre sur laquelle il passe ou qu’il écarte de son chemin ; soit inerte comme un être humain qui, n’ayant pu résister, peut être un homme tout aussi bien qu’une pierre, car il le traite de la même façon : il l’écarte du pied, ou il lui passe dessus.

L’exemple suprême de l’homme pratique, car son action se caractérise autant par sa concentration que par son importance, c’est le stratège. La vie entière est une guerre, et toute bataille, par conséquent, est une synthèse de la vie. Or, le stratège est un homme qui joue avec les vies humaines comme le joueur d’échecs avec les pièces de l’échiquier. Que deviendrait le stratège s’il pensait que chaque coup de ce jeu apporte la nuit dans mille foyers, et la douleur dans trois mille cœurs ? Que deviendrait le monde si nous étions humains ? Si l’homme sentait vraiment, il n’y aurait pas de civilisation. L’art sert d’issue à la sensibilité que l’action s’est vue obligée d’oublier. L’art est la Cendrillon qui reste à la maison, parce qu’il l’a bien fallu.

Tout homme d’action est, essentiellement, énergique et optimiste, car si l’on n’éprouve rien, on est heureux. On reconnaît un homme d’action à sa perpétuelle bonne humeur. Quiconque travaille malgré sa mauvaise humeur n’est qu’un élément subsidiaire de l’action ; il peut être dans la vie, la vie dans sa grande généralité, un aide-comptable, comme je le suis dans mon cas particulier. Mais il ne peut, en aucun cas, commander aux choses ou aux hommes. Le commandement exige l’insensibilité. On gouverne si l’on est joyeux, car, pour être triste, il faut sentir.
(…)

Ce beau texte n’est évidemment pas de moi, mais de Fernando Pessoa. C’est le 303ème fragment du Livre de l’intranquilité. Un livre à lire et relire. Sortir un extrait de cette œuvre formidable, c’est prendre le risque de perdre l’exquis recul que Pessoa prend lorsqu’il traite un sujet, c’est prendre le risque de ne pas saisir l’humour parfois désespéré dont il fait preuve. C’est vraiment un livre génial. Durant ces dernières heures, je n’ai eu de cesse que de relire les passages que j’avais annotés lors de mes lectures précédentes. Comme je n’arrivais pas à composer une seule ligne de musique, comme je n’avais pas le cœur à agir,  j’ai cherché une excuse, une raison valable et je savais que Pessoa allait m’en donner une excellente : trop sensible !

Allez ! Pour me donner de l’énergie, un autre passage, pris au hasard :

103
Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie.

Hum…
Je tente une dernière fois pour retrouver l’énergie et je me remets au boulot :

231
Réaliser une œuvre pour, une fois réalisée, s’apercevoir qu’elle ne vaut rien, c’est une des tragédies de l’âme. C’en est une bien plus grande lorsqu’on sait que cette œuvre est encore la meilleure que l’on pouvait réaliser. Mais, alors qu’on s’apprête à écrire, savoir à l’avance que votre œuvre sera fatalement imparfaite et manquée; au fur et à mesure qu’on l’écrit, constater qu’elle est effectivement imparfaite et manquée – voilà le maximum de torture et d’humiliation que peut endurer notre esprit. Ce ne sont pas seulement les vers que j’écris qui me laissent insatisfait : je sais aussi que ceux que je vais écrire ne me satisferont pas davantage. Je le sais d’une science philosophique tout autant que charnelle, dans une entre-vision obscure et lancéolée.

Alors, pourquoi écrire? Parce que, tout en prêchant le renoncement, je n’ai pas encore appris à le pratiquer entièrement, ni renoncé à ma tendance à écrire vers et prose. Il me faut écrire, comme on accomplit une peine. Et le pire, c’est de savoir que ce que j écris est totalement raté, futile et nébuleux.

Tout enfant, j’écrivais déjà des vers. C’étaient des vers exécrables, mais je les jugeais parfaits. Je ne connaîtrai plus jamais ce plaisir trompeur de produire une œuvre parfaite. Ce que j’écris aujourd’hui est bien meilleur; c’est même meilleur que ce que pourraient écrire les meilleurs poètes. Mais c’est infiniment au-dessous de ce que, je le sens bien sans savoir pourquoi, je pourrais ou, qui sait, devrais écrire.

Je pleure sur mes mauvais poèmes d’enfant comme sur un enfant mort, un fils mort, un dernier espoir qui se serait évanoui.

Bigre ! Je me mettrai plutôt demain à ma composition. Heureusement, les jours qui viennent, j’ai pas mal de rendez-vous que je ne dois et surtout ne VEUX pas rater ! Comme par exemple le spectacle PAUL VERLAINE, MON MARI, samedi 28 janvier à Ormes (Loiret). L’entrée est gratuite. Aurai-je le plaisir de vous y retrouver ? La bonne chanson, sous la direction de Marie-Noëlle Maerten chantera mes mises en musique de Verlaine et Delphine Chuillot incarnera Mathilde Mauté, ex Mme Verlaine. Ça va être un beau moment que La musique de Léonie partagera avec le chœur de femmes d’Yveline Loulier. Ne ratez pas ça, c’est notre dernière représentation de ce programme avant longtemps (car nous avons bon nombre de projets différents à venir…)

 

_____

Et puis bien sûr, comme tous les jeudis, continuons notre cycle “Un an de chansons” autour des poèmes de Jean-Luc Moreau. Cette semaine, comme visiblement, nous sommes quelques-uns à devoir nous reposer un peu :

Articles liés

Poster un commentaire