Le jeudi, c’est Léonie (12)

Pas si com… pliqué

Nous sommes tous le con d’un autre

“…et tant pis pour lui”, ajoute Jean Dion, un journaliste sportif québécois. Ça, je le sais. J’ai conscience depuis bien longtemps que lorsqu’on propose quelque chose, il y a de fortes chances que ce ne soit pas compris ou pas apprécié. J’ai eu envie aujourd’hui de raconter ici un épisode de ma vie où j’ai bien compris que j’étais le con d’un autre…


C’était en 2001 ou 2002, je participais à un colloque sur le chant choral. Je devais intervenir vers 15h, après un exposé de mon ami Toni Ramon, alors directeur de la maîtrise de Radio France. Toni et moi avions fait le trajet ensemble et nous étions arrivés pour déjeuner sur place.

Or, le midi, les participants avaient proposé que soit organisée une sorte de “foire aux partitions” : chaque chef de chœur présent apporterait ses dernières trouvailles qu’on poserait sur une grande table centrale afin que chacun découvre de nouvelles choses et que cela ouvre de jolies discussions. Je n’avais pas pu résister à jeter un œil pour voir si certains avaient choisi de partager mes œuvres, reconnaissables par leur couleur bleue.

Je m’approche et je vois 7 ou 8 exemplaires édités par La musique de Léonie. Tout fier, comme si j’avais un bar-tabac, je fais quelques pas afin d’échanger avec celui ou celle qui les avait posés là, quand un homme en prend une et l’ouvre au hasard devant moi. Il lit un peu quelques mesures, me jette un petit coup d’œil, et au moment où j’ouvre la bouche pour lui dire que j’en suis l’auteur, me lance : “Pfff ! Quelle merde !”.

Bigre !

Il avait ouvert Histoire vraie, à la page du grille-painBon, c’est vrai, c’est en Do Majeur. Et le motif do-mi-sol sol-ré-ré-sol-sol-do, n’est pas forcément très original. Mais dans l’histoire, notre grille-pain a-t-il besoin d’être original ?
Non. Pas du tout.
Mais passons, revenons à cet avis tranché : “Pfff ! Quelle merde !”.
J’ai d’habitude le sens de la répartie, mais sur le moment, je me sens un peu déboussolé et ne trouve rien à répondre. Je tente un petit sourire en biais, doublé d’un petit rire de narine. Vous savez ce soupir un peu nul qui sort du nez qu’on fait lorsqu’on se trouve dans une situation gênante.

Prenez deux secondes pour essayer…

L’homme jette dédaigneusement la partition et tourne les talons, sans un mot supplémentaire. Quant à moi, je suis allé déjeuner en taisant cet épisode assez humiliant.

L’après-midi commence par la conférence de Toni Ramon. Il y est question de la mise en voix, de l’organisation de la maîtrise de Radio France, des concerts passés et à venir, du parcours professionnel de Toni, etc. La séquence se termine par un petit échange de questions/réponses avec le public :

– Comment faites-vous avec les bourdons?
– Ils ont donc cours le matin et chant l’après-midi ?
– Combien y a-t-il d’enfants qui se présentent ?
– Quel répertoire conseillez-vous pour aborder la polyphonie ?
– etc

Toni répond, il a l’habitude. Sur le répertoire il cite plusieurs noms de compositeurs dont le mien. Il développe même un peu sur Histoire vraie dont l’objet pédagogique est justement la pratique de la polyphonie en premier cycle. Il explique que plusieurs formes de polyphonies y sont présentées, des canons, des superpositions, des questions/réponses, de la polyphonie pure à deux ou trois voix etc. Le débat commence à se clore et Toni s’apprête à me laisser la parole. Il fait un geste du bras en ma direction (j’étais peut-être au 15e ou 20e rang). Je commence à me lever, mais un homme assis quelques sièges devant moi, dans le même axe se lève en même temps. Je reconnais mon “ami” de tout à l’heure. Petit moment de gêne… le monsieur pense que je souhaite poser une question, je l’invite à poser d’abord la sienne à Toni, et là, il dit, en me désignant :

– avec Monsieur (moi, donc ! vous suivez ?), on a regardé tout à l’heure les œuvres de Julien Joubert et on était assez d’accord pour dire que ce n’était pas très intéressant musicalement.
– Euh… moi, je n’ai pas dit ça, ai-je répondu sur fond de ricanements (certains dans l’assistance m’avait reconnu). Je m’appelle Julien Joubert et je trouve que ce que j’écris est plutôt intéressant…

Je crois n’avoir jamais vu un tel morphing en direct.

via GIFER

Là (petite satisfaction de la vengeance), c’est lui qui passait un peu pour un imbécile, mais je me rappelle encore de l’effroyable frisson qui m’a transpercé alors.

Ma prise de parole, l’heure d’après, s’est bien déroulée, mais je me rappelle avoir dû y ajouter un petit préambule sur le fait que la pièce en question s’adressait à un public précis (enfants de 8-11 ans) dans un cadre précis (études musicales) et qu’il était effectivement difficile, (voire impossible ?) de se faire un avis objectif sans avoir conscience de tout cela.

Le temps a passé. J’ai pris plaisir à voguer ci et là dans des projets divers. Des années après, j’ai même à nouveau croisé le chef de chœur en question qui m’a demandé d’intervenir auprès de ses choristes adultes (j’ai fait comme si je ne le reconnaissais pas et j’ai décliné la proposition). Or, n’arrêtant jamais de travailler, rencontrant sans cesse de nouvelles personnes, en nouant des amitiés multiples (artistiques, culinaires, littéraires…) élargissant un peu mon cercle d’action, je n’ai pas forcément compris qu’à l’extérieur de ce cercle, beaucoup restaient un peu comme notre chef de chœur sceptique et pouvaient juger ma musique sans essayer un seul instant de la replacer dans son contexte (écrit pour qui, dans quel cadre, etc.).

Je ne vais pas relater ici d’autres anecdotes qui se ressembleraient plus ou moins, mais depuis plusieurs mois, je réalise à quel point beaucoup s’empêchent ou n’ont pas la capacité de faire le petit pas de recul nécessaire pour permettre d’appréhender n’importe quelle proposition (artistique ou non d’ailleurs). Je souffre souvent de voir à quel point notre société manque parfois de finesse et/ou de réflexion.
Concernant la création artistique en particulier, cela m’inspire une question que je tenterai peut-être de développer dans un autre article de blog :

Est-ce que c’est parce que l’on s’est tellement éloigné de la notion d’artisanat lorsqu’on parle d’art que l’on n’arrive pas à comprendre du premier coup que telle ou telle partition n’a pas la même fonction qu’une autre ? En d’autres termes, serions-nous devenus cons ?

to be continued
(“toubi continuaide” comme dit l’un de mes fils)

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Et puis bien sûr, comme tous les jeudis, continuons notre cycle “Un an de chansons” autour des poèmes de Jean-Luc Moreau. Cette semaine, on vous propose d’aller chercher les escargots…

Formule magique pour faire sortir un escargot de sa coquille

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